Par Michèle Roullet

A notre époque plombée par des disputes surréalistes (ou obscurantistes) comme sur le droit ou non d’autoriser un élève à ne pas serrer la main d’une femme (fût-elle son enseignante !), quel bonheur de suivre dans « La Grande Librairie » de beaux débats. François Busnel, recevait, il y a une quinzaine de jours pour une émission « Spéciale langue française », des invités truculents. Parmi eux, je citerai l’inénarrable passionné de lettres, Bernard Pivot et Hélène Carrère d’Encausse, historienne, professeur… membre de l’Académie française dont elle est le secrétaire perpétuel depuis 1999, et qui conjugue élégance et intelligence.

Sur le plateau de télévision, ce soir-là, le verbe est mis à l’honneur et entre en scène avec brio. Lorsque le journaliste, s’adressant à Hélène Carrère d’Encausse, lui demande s’il doit la nommer Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française ou Madame la Secrétaire perpétuelle de l’Académie française, cette dernière est catégorique et répond : « Madame le secrétaire perpétuel de l’Académie française parce que c’est une fonction et les fonctions sont invariables ».

Quel réconfort que les mots ne soient pas de petits soldats à mettre au garde à vous de nos idéologies ! A Genève, pourtant, les Socialistes avec comme figure de proue Mme Salerno ont pris en otage les mots et fait du langage dit “épicène” leur campagne contre le sexisme. Ces va-t-en-guerre ne comprennent pas que cet impérialisme envers la langue puisse éveiller tant d’opposition. Il faut dire que, pour eux, refuser de hacher les mots ou de faire bégayer la langue française en accordant les mots au masculin pour les décliner ensuite au féminin (en disant, par exemple, « les habitants et les habitantes… ») est une attitude machiste et rétrograde. A cet égard, pour apporter une précision sur le sujet, j’aimerais ajouter que la doxa socialiste est devenue encore plus stricte.

Désormais, un locuteur respectueux du langage qui ne doit pas discriminer doit commencer par le féminin. Aussi, dans le fascicule sur la formation continue, distribué aux employés municipaux du Département de Mme Salerno, la magistrate donne son message en employant la formule : « Chères collaboratrices, chers collaborateurs… ». Evidemment, parmi les offres, on trouve une formation sur « Comment écrire épicène » pour « prendre conscience de l’importance de rédiger des textes intégrant femmes et hommes ». Est-il besoin de signaler qu’à Genève, le langage épicène est une obligation administrative ? Aussi, entend-on cette affreuse expression : « la maire de Genève » au lieu de « Madame le maire ». La première fois que j’ai entendu cette tournure, je me suis demandé qui pouvait bien être cette « mère » de Genève. Je connaissais la Mère Royaume, mais pas la Mère de Genève. Et, comme les gardiens de la révolution de la langue n’ont féminisé que l’article sans juger nécessaire de féminiser le nom en proposant, par exemple, “la mairesse” de Genève, la confusion entre ces homonymes persiste !

Enfin, cela étant, comme l’a si bien articulé Mme Carrère d’Encausse, « tout ce qui est autoritaire, tout ce qui est administratif est épouvantable ».

Mais, heureusement, les mots résistent, car la langue a une vie propre à laquelle on ne peut rien. On essaie de forcer les mots. Certains mots se féminisent et passent tout seul comme « la Ministre ». Des usages s’instaurent, mais d’autres se cabrent et on ne sait pas pourquoi.

Pareil pour l’orthographe ! Alors que la France a écarté la réforme de l’orthographe de 1994 (et en dépit de récentes affirmations, les éditeurs d’ouvrages scolaires, au vu des réactions virulentes du peuple français, ne l’appliqueront pas non plus à la rentrée 2016), Genève et le canton de Vaud l’ont imposée dans les écoles primaires, il y a bientôt vingt ans ! Assurément, cette réforme s’est révélée dévastatrice dans la mesure où elle a eu pour effet de créer des confusions tant pour les élèves que pour les enseignants, et de discréditer l’enseignement. La dispersion est telle que le libellé des épreuves cantonales de français doit être corrigé par les quelques “experts” de cette “nouvelle” orthographe ! Enfin, une orthographe pas si nouvelle que ça, puisque, comme l’a relevé Hélène Carrère d’Encausse, en 1904 déjà, il y a eu un projet similaire d’une réforme de l’orthographe avec la suppression des accents circonflexes, des trémas ainsi qu’une modification orthographique de certains mots difficiles comme le mot “oignon”.

La réforme a fini dans un tiroir ! Les mots ne sont pas des objets amorphes et corvéables à merci ! Ils ont une vie propre et doivent être apprivoisés. Comme le formulait si savoureusement Bernard Pivot, « les mots n’arrivent pas à la même vitesse. Certains, comme le diable, bondiront tout de suite, ce sont des m’as-tu-vu. D’autres sont plus discrets et se cachent dans le dictionnaire ou l’ordinateur. Ce sont souvent les meilleurs, les plus justes, il faut aller les chercher…».

S’il est juste de jouer avec les mots, car si on ne joue pas avec les mots, ce sont les mots qui se jouent de nous, vouloir plier la langue, la forcer, la mettre sous tutelle, la violer à coups de décrets, révèle le rapport que l’on a avec ses contemporains et le type de société que l’on rêve de bâtir…

Toutes les tyrannies commencent par un redressement du langage. On persécute les mots avant de déporter ou d’exécuter les insoumis, les dissidents, les poètes et les “anormaux” !

Merci donc à Bernard Pivot, à Hélène Carrère d’Encausse et à tous ceux qui nous rappellent que, pour penser, il faut jouir de la langue, la traiter en amie avec élégance en sachant qu’elle nous échappera inexorablement… et, c’est tant mieux !

Michèle Roullet

D’autres billets sur le sujet dans mon blog : http://micheleroullet.blog.tdg.ch/